Par Jean Baril, Docteur en droit et administrateur du Centre québécois du droit de l’environnement, avocat; et David Robitaille, Professeur de droit constitutionnel, Faculté de droit, Université d’Ottawa, avocat.

Les propos exprimés dans ce texte n’engagent que les auteurs

Ce texte est paru dans le devoir du 31 octobre 2014

800px-800px-Trans_Alaska_Pipeline_Denali_fault_shift

Comme le projet d’oléoduc Énergie Est de l’entreprise TransCanada traverserait plusieurs provinces, l’idée circule que, de ce fait, les compétences du Québec et des municipalités s’en trouvent nécessairement écartées. D’ailleurs, jusqu’au récent recours judiciaire déposé par le Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE) et ses partenaires, TransCanada ne reconnaissait pas la compétence du Québec sur les forages à Cacouna et nie toujours celle se rapportant à son oléoduc. Une position si tranchée, dans un domaine de droit aussi complexe et en évolution constante, est inexacte et mérite d’être nuancée.

Contamination locale

La Cour suprême du Canada a reconnu que tant les provinces que le Parlement peuvent traiter d’environnement, à condition de demeurer à l’intérieur de leurs champs de compétences respectifs. Il est aussi reconnu que les provinces peuvent intervenir directement sur les activités industrielles, minières, agricoles et commerciales susceptibles de porter atteinte à l’environnement. De même, les entreprises fédérales qui relèvent de la juridiction du Parlement (notamment les banques et les entreprises de transport interprovincial), doivent respecter les lois provinciales valides, à la condition que ces lois n’imposent pas de conditions excessivement lourdes aux activités essentielles de ces entreprises. Les contraintes économiques subies par une entreprise fédérale résultant de l’application de normes provinciales ne sauraient juridiquement suffire pour conclure à une telle entrave. Les tribunaux reconnaissent ainsi que les lois provinciales peuvent avoir des effets significatifs sur les entreprises fédérales. Il fut notamment jugé que même si la navigation est une compétence exclusive du fédéral, un incident de contamination de l’eau du Saguenay lors du transbordement de matières au port relève de la loi québécoise sur la qualité de l’environnement et non de la loi canadienne. La Loi sur la qualité de l’environnement (LQE) du Québec s’applique donc aux entreprises de transport interprovincial et le Québec dispose de la compétence nécessaire pour imposer le respect de certaines conditions au projet Énergie Est et en évaluer les impacts environnementaux. Le Règlement québécois sur l’évaluation et l’examen des impacts sur l’environnement assujettit d’ailleurs à sa procédure tout nouvel oléoduc de plus de 2 km à être construit au Québec. Ce projet nécessite donc une autorisation du gouvernement du Québec. Or, jusqu’ici, seul le projet de port pétrolier de Cacouna a fait l’objet d’une directive à l’entreprise pour la préparation de l’étude d’impact le concernant. Aucun avis de projet, ni directive n’existent au sujet de la construction de l’oléoduc, contrairement à ce que prévoit la réglementation environnementale québécoise. Il était d’ailleurs surprenant d’entendre le ministre Heurtel affirmer qu’il y aura des audiences du BAPE sur ce projet d’oléoduc. Sur la base de quelle étude d’impact ? Celle préparée pour le port de Cacouna ? Celle préparée selon les critères restreints de l’Office national de l’énergie du Canada ?

Le « droit » de dire non

L’oléoduc Énergie Est traversera le Québec sur plus de 700 kilomètres, de l’Outaouais jusqu’au Témiscouata. Ces canalisations devront franchir 22 rivières, dont certaines des plus importantes du Québec méridional, ainsi que le fleuve Saint-Laurent, avant de poursuivre sa route vers l’Est. Près d’une centaine de municipalités seront touchées, de nombreuses propriétés agricoles ou forestières ainsi que des aires protégées en vertu de lois provinciales, et cela sans parler des droits que pourraient faire valoir les Premières nations du Québec. Et lorsque les gouvernements provincial et fédéral et l’entreprise privée se lient contre l’expression de la volonté citoyenne, les droits humains à la consultation et à la participation reconnus par le droit international et le droit à un environnement sain respectueux de la biodiversité affirmé dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec sont eux aussi bafoués. Les impacts de ce projet sur le territoire et les citoyens sont nombreux et concernent directement plusieurs compétences reconnues du Québec et traitées par sa législation. C’est donc au gouvernement du Québec, non au fédéral, d’évaluer les impacts de ce projet sur ses propres champs de compétence et aux citoyens de se prononcer sur celui-ci.

Si, en l’état actuel du droit, il n’est pas possible pour le Québec d’interdire la construction de l’oléoduc et du port pétrolier, il est souhaitable que la jurisprudence évolue. Comme la Cour suprême le rappelle souvent, la constitution est un « arbre vivant » qui doit s’adapter aux valeurs et besoins changeants de la société. En 1867, c’est dans l’intérêt économique national que la compétence sur le transport interprovincial a été attribuée au Parlement, dans un contexte où la construction d’une voie ferrée transcanadienne était primordiale à la fondation du Canada dans sa globalité. Or, à cette époque, le besoin pressant de protéger l’environnement n’était pas au cœur des préoccupations citoyennes, politiques et constitutionnelles comme il l’est si vivement aujourd’hui avec la menace des changements climatiques. À la même époque, lorsque les compétences législatives ont été partagées entre le Parlement et les provinces seulement, les municipalités qui n’ont aucun statut constitutionnel indépendant ne formaient pas, comme c’est le cas aujourd’hui, le palier de gouvernement le plus près des besoins des citoyens par les nombreux services de proximité qu’elles offrent. Dans le contexte où la pression économique des seuls intérêts de l’actionnariat pétrolier privé de l’Ouest canadien se fait sentir de toute part, le droit et les principes constitutionnels canadiens, dont les tribunaux sont les gardiens, ne peuvent plus ignorer les voix municipales et citoyennes sur le territoire local.

L’étendue et les impacts du projet Énergie Est sont d’une ampleur sans précédent sur le territoire québécois et l’exercice des compétences du gouvernement du Québec est requis. Et malgré la complexité des aspects juridiques que soulève ce projet, la voix des citoyens n’est pas limitée par le carcan constitutionnel. Elle fait souvent évoluer le droit et constitue l’un des plus puissants instruments de changement social.