Par Jean Baril, avocat et docteur en droit
Administrateur du Centre québécois du droit de l’environnement

Énergie East Pipeline Ltd  propose de construire et d’exploiter un réseau de pipeline pétrolier de 4 500 km reliant l’Alberta au Nouveau-Brunswick pour transporter du pétrole, incluant la construction d’un nouveau terminal maritime à Cacouna au Québec. Ce terminal maritime prévu coïncide avec la limite spatiale de la population résidente menacée de bélugas de l’estuaire du Saint-Laurent et d’autres concentrations de mammifères marins jugés menacés en vertu de lois provinciales ou fédérales.

Des travaux préliminaires tels que des levés géophysiques ou sismiques ont été entrepris à la fin avril dans le fleuve et un programme de forages au même endroit a été annoncé par l’entreprise pour mai et juin. Étant donné que ces  travaux peuvent avoir des impacts significatifs sur l’espèce menacée que constituent les bélugas, le gouvernement fédéral devait autoriser préalablement ces activités en vertu de la Loi sur les espèces en péril. Le 22 avril, Pêches et Océans Canada  annonçait sur son registre public qu’il avait autorisé l’entreprise à effectuer ces levés, sous certaines conditions, en date du 10 avril.  Au moment d’écrire ces lignes, le flou demeure sur l’autorisation fédérale concernant les forages.

Cependant, il y a un point inquiétant dans cette affaire : le silence du Québec concernant le rôle du ministère responsable de la protection de l’environnement sur ces questions, ainsi que sur les mécanismes québécois d’autorisation préalable requis pour ce type de travaux. Les levés effectués dans le fleuve et les forages annoncés n’ont fait l’objet d’aucune demande d’autorisation, ni d’autorisation préalable du ministère du Développement durable, de l’Environnement, de la Lutte aux Changements climatiques. Or, les mécanismes particuliers fédéraux, liés à la présence des bélugas, ne font pas disparaître la compétence générale du Québec sur l’environnement et le fleuve, ni l’application de la Loi sur la qualité de l’environnement (LQE) sur le territoire québécois.

Au Canada, les questions de partage des compétences sont souvent complexes et l’environnement ne fait pas exception. Sans entrer dans les détails, mentionnons que la Cour suprême a indiqué que «  dans l’exercice de leurs pouvoirs respectifs, les deux paliers de gouvernement peuvent toucher l’environnement, tant par leur action que par leur inaction » et qu’ « un palier peut légiférer à l’égard des aspects provinciaux et l’autre, à l’égard des aspects fédéraux »[i]. La Cour suprême a aussi indiqué que les compétences spécifiques du fédéral n’empêchent nullement les provinces d’exercer les vastes pouvoirs que leur confère l’article 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 pour réglementer et limiter la pollution de l’environnement de façon indépendante ou pour compléter les mesures fédérales[ii].

Or, dans le cas des travaux entrepris et envisagés à Cacouna, on voit mal en quoi le fait pour Québec d’appliquer sa législation environnementale et ses mécanismes d’autorisation entraînerait une incompatibilité constitutionnelle entre les mesures fédérales et provinciales. Il apparaît que l’entreprise peut tout à la fois observer les règles fédérales concernant le béluga et/ou la navigation et celles adoptées par le  Québec concernant la protection de l’environnement et de ses cours d’eau[iii]. Par exemple, l’article 20 de la LQE énonce une interdiction générale de polluer :

Nul ne doit émettre, déposer, dégager ou rejeter ni permettre l’émission, le dépôt, le dégagement ou le rejet dans l’environnement d’un contaminant au-delà de la quantité ou de la concentration prévue par règlement du gouvernement.

La même prohibition s’applique à l’émission, au dépôt, au dégagement ou au rejet de tout contaminant, dont la présence dans l’environnement est prohibée par règlement du gouvernement ou est susceptible de porter atteinte à la vie, à la santé, à la sécurité, au bien-être ou au confort de l’être humain, de causer du dommage ou de porter autrement préjudice à la qualité du sol, à la végétation, à la faune ou aux biens.

[Nos surlignés]

Les sons, les bruits, les ondes, les vibrations émis lors des travaux de levés géophysiques entrepris par Énergie East Pipeline Ltd  sont des contaminants[iv] susceptibles de causer du dommage ou de porter autrement préjudice à la qualité de la faune, dont aux bélugas présents sur le site. Les forages annoncés nécessiteront l’utilisation d’équipements lourds et de fluides de forages qui devraient aussi tomber sous le coup de cette interdiction.

En parallèle avec cette interdiction générale, l’article 22 de cette loi établit une obligation d’obtenir un certificat d’autorisation préalable avant d’entreprendre une activité susceptible de résulter en l’émission d’un contaminant dans l’environnement :

2. Nul ne peut ériger ou modifier une construction, entreprendre l’exploitation d’une industrie quelconque, l’exercice d’une activité ou l’utilisation d’un procédé industriel ni augmenter la production d’un bien ou d’un service s’il est susceptible d’en résulter une émission, un dépôt, un dégagement ou un rejet de contaminants dans l’environnement ou une modification de la qualité de l’environnement, à moins d’obtenir préalablement du ministre un certificat d’autorisation.Certificat d’autorisation.

Cependant, quiconque érige ou modifie une construction, exécute des travaux ou des ouvrages, entreprend l’exploitation d’une industrie quelconque, l’exercice d’une activité ou l’utilisation d’un procédé industriel ou augmente la production d’un bien ou d’un service dans un cours d’eau à débit régulier ou intermittent, dans un lac, un étang, un marais, un marécage ou une tourbière doit préalablement obtenir du ministre un certificat d’autorisation.[…]

Ce régime d’autorisation permet au ministre d’intervenir avant que ne débutent des activités susceptibles d’altérer la qualité de l’environnement. Or, l’avis scientifique déposé à Pêches et Océans Canada concernant les travaux de levés entrepris par Énergie East Pipeline Ltd  démontre clairement qu’ils sont susceptibles d’entraîner une modification de la qualité de l’environnement et du milieu de vie de plusieurs espèces fauniques, au sens du 1er alinéa de l’article 22 de la Loi sur la qualité de l’environnement.

Par ailleurs, le 2e alinéa de l’article 22 LQE montre que le législateur accorde une importance particulière aux travaux effectués dans un cours d’eau, comme le Saint-Laurent, et cet alinéa ne requiert pas la démonstration d’effets susceptibles d’altérer la qualité de l’environnement. En effet, on y présume que la vulnérabilité des milieux hydriques produira l’un des effets précisés au premier alinéa et que de ce fait, un certificat d’autorisation doit être délivré dès qu’un projet se situe dans un tel milieu.

Seul le Règlement relatif à l’application de la Loi sur la qualité de l’environnement (RRALQE) peut soustraire certains travaux à l’obligation d’obtenir au préalable un certificat d’autorisation. Ainsi, son article 1 par. 2, soustrait à l’obligation d’obtenir un certificat de l’article 22 LQE  « les travaux de jalonnement d’un claim et les levés géophysiques, géologiques ou géochimiques, autorisés en vertu de la Loi sur les mines». Cependant, les travaux de levés géophysiques entrepris à Cacouna ne relèvent pas de cette exception, car ils ne visent pas à « déterminer si les conditions géologiques sont propices à la recherche de pétrole, de gaz naturel ou d’un réservoir souterrain »[v], mais plutôt  à «  déterminer la nature du fond marin afin de définir les structures nécessaires à l’établissement d’un terminal dans ce secteur »[vi]. Donc, cette exception ne s’applique pas.

L’article 2, par. 5 du même règlement est la seule autre disposition qui pourrait éventuellement soustraire les travaux de levés à l’obligation d’obtenir un certificat d’autorisation environnemental. Cette disposition se lit comme suit :

À moins qu’il ne s’agisse de la réalisation de tout ou partie d’un projet destiné à des fins d’accès public ou à des fins municipales, industrielles, commerciales ou publiques sur une rive ou dans une plaine inondable au sens de la Politique de protection des rives, du littoral et des plaines inondables (chapitre Q-2, r. 35), sont soustraits à l’application du premier alinéa de l’article 22 de la Loi:

[…]

5°    les travaux préliminaires d’investigation, de sondage, de recherche, d’expériences hors usine ou de relevés techniques préalables à tout projet;

Or, les travaux de levés géophysiques entrepris à Cacouna font « […]  partie d’un projet destiné à des fins […] industrielles […] sur une rive ou dans une plaine inondable au sens de la Politique de protection des rives, du littoral et des plaines inondables » tel que le démontrent les pages 2-31 à 2-33 et la figure 2-22 du 1er Volume de la description du projet concernant le terminal pétrolier prévu par l’entreprise[vii]. Cette restriction ne trouve donc pas application et l’obligation d’obtenir un certificat d’autorisation préalable demeure.

Notre étude des exceptions prévues au RRALQE concernant les forages arrive au même résultat : rien dans ce règlement n’écarte l’obligation préalable d’obtenir un certificat d’autorisation du ministre québécois chargé de l’application de la LQE avant d’entreprendre ces travaux. Rappelons que  la Loi sur la qualité de l’environnement est d’intérêt public  et qu’en vertu de la Loi affirmant le caractère collectif des ressources en eau et visant à renforcer leur protection « l’eau de surface et l’eau souterraine, dans leur état naturel, sont des ressources qui font partie du patrimoine commun de la nation québécoise », « que l’État, en tant que gardien des intérêts de la nation dans la ressource eau, [viii]se doit d’être investi des pouvoirs nécessaires pour en assurer la protection et la gestion » et que  « La protection, la restauration, la mise en valeur et la gestion des ressources en eau sont d’intérêt général et concourent à l’objectif de développement durable ».

Il est donc inquiétant de constater le silence du Québec sur ces questions ainsi que le refus d’expliquer clairement à la population son choix de ne pas intervenir sur la tenue de ces travaux et sur quelle base juridique. Est-ce à dire que sans la présence de bélugas à Cacouna, les types de travaux entrepris et prévus dans le fleuve Saint-Laurent n’auraient requis AUCUNE AUTORISATION PRÉALABLE, ni du gouvernement fédéral, ni du Québec? Si c’est le cas, notre régime d’autorisation doit être rapidement modifié. Sinon, c’est le comportement du ministère qui doit l’être…

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[i]Friends of the Oldman River Society c. Canada  (Ministre des Transports) [1992] 1 R.C.S. 3, pages 65 et 69.

[ii] R. c. Hydro-Québec [1997] 3 R.C.S. 213

[iii] Sur ce sujet : Colombie-Britannique (Procureur général) c. Lafarge Canada inc. [2007] 2 R.C.S. 86 et Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Alcan inc. 2009 QCCQ 1638

[iv] Voir les définitions de « contaminant », de « sources de contamination », d’ «onde matérielle » et de « rayonnement » à l’article 1 de la LQEpour s’en convaincre.

[v]Loi sur les mines, L.R.Q., c. M-13.1, art. 157

[vi] PÊCHES ET OCÉANS CANADA, Impact de levés géophysiques au port de Cacouna sur les bélugas du Saint-Laurent, Réponse des Sciences  2014/020, p.1.

[vii] https://docs.neb-one.gc.ca/ll-eng/llisapi.dll?func=ll&objId=2423848&objAction=browse