L’expropriation déguisée, c’est l’exercice d’un pouvoir légal qui n’est pas un pouvoir d’expropriation réduit le droit de propriété de manière tellement importante qu’il ne permet plus d’utilisation raisonnable du bien par son propriétaire, sans pour autant indemniser le propriétaire pour sa perte. Une personne reste propriétaire d’un bien, mais elle s’en trouve expropriée parce qu’elle ne peut plus l’utiliser.

L’expropriation déguisée est un argument qui est parfois utilisé devant les tribunaux afin de contester la validité des lois et des règlements dans différents domaines, ou encore pour demander une indemnité. Ce type d’argument se fonde sur l’article 952 du Code civil du Québec qui prévoit que « [l]e propriétaire ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est par voie d’expropriation faite suivant la loi pour une cause d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité ».

Attention ! Il ne faut pas confondre un recours judiciaire en expropriation déguisée et les recours judiciaires qui peuvent être entrepris dans le cadre d’une procédure d’expropriation permise par la loi. L’expropriation est la procédure par laquelle une instance publique (municipalité, société de transport ou encore un ministère) exproprie une personne ou une entreprise de son terrain ou de son immeuble. Par cette procédure, l’instance publique force un propriétaire à lui céder son terrain ou son immeuble, contre une indemnité. L’instance publique en devient alors elle-même propriétaire. Dans ce contexte, deux actions devant les tribunaux sont possibles pour la personne expropriée : contester l’expropriation ou contester le montant de l’expropriation. 

En contexte d’expropriation déguisée, c’est tout l’inverse. Une propriété fait l’objet d’un acte juridique qui restreint les possibilités d’utilisation par le propriétaire, mais celui-ci demeure propriétaire du terrain et n’est pas compensé pour sa perte. 

Pourquoi les municipalités sont-elles poursuivies pour expropriation déguisée ?

En raison, entre autres, de leur pouvoir de réglementer les usages d’une propriété par un règlement de zonage, les municipalités sont souvent des cibles toutes désignées pour des recours en expropriation déguisée. Dans bien des cas, ce type de recours intervient lorsque les municipalités adoptent un règlement pour protéger l’environnement ou des milieux naturels. Fréquemment, cette situation intervient lorsqu’un promoteur ou un investisseur immobilier se voit refuser un permis pour un projet de développement résidentiel en raison du désir de la municipalité de conserver un milieu naturel ou un terrain à valeur écologique. Ce type de recours s’est aussi vu dans des cas où le développement résidentiel demeurait permis, mais pas de manière aussi dense que le projetait le promoteur ou l’investisseur. 

Expropriation déguisée : ce qu’en disent les tribunaux

Jusqu’à décembre 2023, il n’existait aucune définition de l’expropriation déguisée dans la loi. Ce sont plutôt les tribunaux qui ont eu à développer les principes généraux qui s’appliquent quand un recours judiciaire est entrepris pour expropriation déguisée. Ils examinent alors l’atteinte au droit de propriété. En bref, les tribunaux se posent la question suivante : quel est l’impact de la réglementation sur l’usage possible de la propriété ?

Dans plusieurs jugements, les tribunaux ont conclu qu’un règlement municipal peut modifier de manière importante l’usage qu’il est possible de faire d’une propriété sans qu’il ne s’agisse d’une expropriation déguisée. Pour résumer ce que les tribunaux ont conclu au sujet de l’expropriation déguisée, mieux vaut leur laisser la parole. Voici un extrait de la décision Wallot de la Cour d’appel du Québec

Les tribunaux ont donc reconnu que, pour être considérée illégale, une restriction réglementaire doit équivaloir à une « négation absolue » de l’exercice du droit de propriété ou encore à « une véritable confiscation » de l’immeuble. Les limitations qui tendent à ne stériliser qu’une partie de ce droit sans toutefois priver son titulaire de l’utilisation raisonnable de sa propriété ne seront pas jugées abusives.

En application de ces principes, la Cour a conclu que l’adoption d’un règlement de contrôle intérimaire visant un terrain boisé et ayant pour effet d’y empêcher des développements immobiliers n’était pas de l’expropriation déguisée. La Cour en arrive à cette conclusion puisque le droit de propriétaire du promoteur n’est pas complètement anéanti par la réglementation municipale

Dans la situation inverse, les tribunaux ont aussi parfois reconnu que lorsque la réglementation en cause ne permet aucun développement résidentiel du terrain, celui-ci ne peut plus faire l’objet d’une utilisation raisonnable. Il y a alors expropriation déguisée, peu importe l’intention de la municipalité lors de l’adoption de la réglementation. Voici comment la Cour d’appel résume ce concept : 

Par ailleurs, la bonne ou la mauvaise foi de la municipalité – le caractère fautif de son comportement – n’est pas pertinente à l’analyse, c’est « l’effet même du règlement » qui importe. C’est ainsi que lorsque la Cour suprême utilise la notion d’abus pour qualifier l’expropriation déguisée, elle réfère à l’exercice abusif du pouvoir de réglementer afin de procéder, de facto, à une expropriation sans verser l’indemnité exigée notamment par l’article 952 du Code civil du Québec. La validité du règlement restrictif d’usage n’est, par conséquent, pas un obstacle à l’existence d’une expropriation déguisée.

En l’absence de balises légales claires, l’incertitude quant à l’application du critère déterminé par les tribunaux, soit la notion d’utilisation raisonnable, a eu pour effet d’alimenter le dépôt de nombreux recours judiciaires, notamment à l’encontre des municipalités. 

Dans la plupart des cas, ces recours ont fait plus de peur que de mal, puisqu’étant bien souvent rejetés par les tribunaux. Pourtant, ces recours ont suscité une crainte, notamment dans le milieu municipal, en raison des coûts juridiques importants pour défendre une municipalité, même en cas de rejet du recours, mais aussi en raison des indemnités très importantes demandées par les promoteurs et les investisseurs. À titre d’exemple, les indemnités exigées de différentes municipalités et de la Communauté métropolitaine de Montréal dans le cadre de différents recours en expropriation déguisée étaient estimées, en septembre 2023, à plus de 1 milliard de dollars. 

Cette crainte de poursuite des municipalités a entraîné dans plusieurs cas une paralysie des actions municipales en matière de protection du territoire et des milieux naturels. Ainsi, en 2023, plus d’une quinzaine de municipalités régionales de comté (MRC) refusaient de transmettre au ministre de l’Environnement leurs plans régionaux des milieux humides et hydriques en l’absence d’un encadrement plus strict du phénomène de l’expropriation déguisée. 

Il s’agissait donc d’un cri d’alarme du monde municipal, ce cri attestant de l’importance d’une réforme législative rapide pour permettre aux municipalités de s’acquitter des importants devoirs leur étant attribués et reconnus en matière de protection de l’environnement. 

Une réponse attendue de l’Assemblée nationale

En décembre 2023, l’Assemblée nationale adoptait le projet de loi 39 – Loi modifiant la Loi sur la fiscalité municipale et d’autres dispositions législatives. Cette loi prévoit entre autres une réponse au phénomène de l’expropriation déguisée en contexte municipal, par l’adoption d’une nouvelle disposition, soit l’article 245 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme. 

Ce nouvel article a pour effet de mettre les municipalités à l’abri de poursuite en expropriation déguisée dans trois situations. C’est-à-dire lorsque : 

  1. L’acte municipal vise la protection de milieux humides et hydriques ; 
  2. L’acte vise la protection de milieux autres qu’humides ou hydriques, mais qui a une valeur écologique importante ; 
  3. L’acte est nécessaire pour assurer la santé ou la sécurité des personnes et la sécurité des biens. 

Dans ces cas, l’acte municipal est alors réputé ne pas constituer de l’expropriation déguisée et, conséquemment, n’appelle à aucune indemnisation du propriétaire. Cette protection ne s’applique toutefois que pour les actes municipaux en vertu de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme. Par ailleurs, aucune protection n’a à ce jour été prévue pour les actes des ministères et organismes provinciaux relevant du gouvernement. 

Seul l’avenir pourra indiquer l’interprétation que les tribunaux feront de cette disposition.


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